La question du son et de la parole n’est pas nouvelle, comme en témoignent certains documentaristes chevronnés.
Ce débat eut lieu au début des années 90 dans un contexte de crise d’identité. Les cinéastes de documentaires inquiets de la diffusion de leurs œuvres, entre télévision, qui ne jurait que par le reportage, et salles de cinéma, soucieuses de fiction, se posaient la question de leur place dans le monde des images.
Cette question est devenue une question identitaire : qu’est-ce que le documentaire ? comment définir le cinéaste de documentaire ? quel dialogue entre diffuseurs et réalisateurs ? Ces questions ont conduit certains à mener une réflexion sur leur pratique, et à définir les contours et le sens profond de leur engagement dans la création.
C’est ainsi qu’est née l’ADDOC en 1992 (Association des cinéastes documentaristes).

Or la « mise en scène de la parole » était la première préoccupation des fondateurs de l’ADDOC, tel qu’on peut le lire dans un recueil des débats menés au début des années 1990 : Cinéma documentaire, « Manières de faire, manières de pensée », Addoc 1992-1996, Addoc, Yellow New – Côté cinéma, 2022, dont le sous-titre est emprunté à Jean-Louis Comolli, essayiste et réalisateur :
« Les manières de faire sont toujours des manières de penser. » (J.L. Comolli)
« Une réflexion sur l’art qui à la fois prend appui sur les œuvres réalisées et vise à en produire de nouvelles, une pensée qui vient de la pratique et conduit encore, seraient à même de montrer comment les logiques artistiques ont un sens éthique et politique, comment les choix de l’artiste ne sont pas socialement indifférents, comment l’expérience artistique ne se préserve pas dans l’indicible, comment l’art est un outil pour comprendre le monde, qu’il est donc appropriable par chacun et que sa connaissance n’est pas le privilège d’une caste de spécialistes. Les manières de faire sont toujours des manières de penser. »
En mars 1993, autour de la table avaient pris place Patrice Chagnard, Raymond Depardon, Denis Gheerbrant, Guy Olivier, Nicolas Philibert.
Nicolas Philibert venait en 1992 de tourner Le Pays des sourds. Des dialogues où pour se comprendre, il est indispensable de voir son interlocuteur.
Quant à Raymond Depardon, photographe de métier, son dernier film était Urgences, un documentaire « basé sur l’écoute ». Il avait la volonté de rompre avec le cinéma direct. Claudine Nougaret était l’ingénieure du son.
Raymond Depardon : « J’ai découvert le son petit à petit, parce qu’au début, je n’écoutais pas tellement les gens. Puis c’est devenu une préoccupation, parce que cela donne sa fantastique richesse au cinéma. Je me suis mis à écouter (…) J’ai constaté très vite que plus j’écoutais, moins je bougeais, et c’était une chose très forte.
Je pense que la mise en scène de la parole est très importante et que c’est notre force par rapport à la littérature et par rapport au cinéma de fiction.
La différence entre un reportage et un documentaire tient, je pense, dans l’effet de mise en scène de la parole. » (Cinéma documentaire)
« Apprendre à écouter, ça se travaille. » (C. Nougaret)
Claudine Nougaret : « Pour dégager l’écoute, il y a beaucoup de technique derrière. Il faut recueillir cette précieuse voix qui est offerte, qui est comme un talisman et à laquelle il faut donner corps. Pour cela, il faut beaucoup de matériel, et beaucoup de réflexions techniques au préalable. L’écoute, ce n’est pas uniquement la parole, c’est aussi la gestuelle, l’égard par rapport aux gens. Il y a des moments où on écoute bien et d’autres où on écoute mal : on n’est pas toujours prêt à écouter les autres. Apprendre à écouter, ça se travaille, c’est comme pratiquer un instrument de musique, il faut une éthique et une volonté. » (France Culture, 06/02/20 : « Un jour j’ai senti que mes oreilles s’ouvraient »)
Le 27 mars 1988, quelques semaines après la sortie de du film Urgences, Raymond Depardon et Claudine Nougaret en racontaient la genèse et la fabrication au micro de Serge Daney, dans l’émission « Microfilms ».
L’université de Strasbourg, a travaillé sur ce film. Retenons cette notation : « dans l’écoute du patient, le filmeur se substitue au médecin ».
« Dans ce début des années 90, « le rapprochement des mots « mise en scène » et « parole » marque la volonté de différencier le documentaire du reportage, et de le rapprocher de la fiction. Cette double intention sera l’objet de différentes interventions mettant en avant l’écriture, l’imaginaire ou encore la relation à l’objet filmé. » (Catherine Bizern, déléguée d’Addoc de 1993 à 1997, dans Cinéma documentaire, « Manières de faire, manières de pensée »).
Patrick Chagnaud : « La parole est le réel de l’homme, le réel des corps qui se rencontrent. La parole, c’est le réel du film. Quelque chose de la parole brise un effet de fascination de l’image.
Ce que je mets derrière le mot mise en scène, c’est le désir que la parole advienne, c’est le contraire de : « Bon, ben, Coco, tu rentres là, et le plan dure tant. » La mise en scène, ce n’est pas cela, surtout pas dans le documentaire, mais pas non plus dans la fiction. »
La vérité est de l’ordre de la relation. Pour les news, on ne filme pas la relation : il n’y en a pas. En revanche, dans le cinéma, documentaire ou de fiction, on filme la relation. C’est pourquoi il y a peu de différence entre documentaire et fiction.
Denis Gheerbrant : « Si documentaire il y a, et non reportage, c’est qu’il y a bien une fiction qui tisse un film, l’imaginaire dans la parole. (…) La fameuse histoire du regard du réalisateur, c’est d’abord l’écoute. Apprendre à regarder,, c’est d’abord apprendre à écouter. (…) Sur cette parole qui se f ait chair, un psychanalyste, Denis Vasse, dit : « Le corps est le maintenant de la parole ». »
Claire Simon : « On ne peut pas filmer si on n’entend pas. »
