
Le propre de l’homme naturel, de l’homme vulgaire, c’est de trouver dans la vie de quoi s’accommoder à la vie. II est vrai que le processus du vivre, comporte une assez sensible production de néant. Toute vie humaine fabrique du néant et plus l’homme monte dans l’échelle des valeurs, plus il prend conscience de lui-même, plus sa production de néant s’accroît.
Le problème vital qui se pose à tout être est celui-ci : comment se défaire de ce néant que je secrète, afin qu’il ne finisse pas par me tuer ? II ne faut pas croire ce problème insoluble : la plupart des gens trouvent assez aisément la solution; de là, dans toute société humaine, la sanctification du travail. Aux esprits les plus difficiles, l’ambition, la volonté de puissance, la recherche scientifique, la débauche. Voire l’héroïsme et la sainteté, procurent les mêmes résultats. Quant au poète, il a justement la faculté d’écrire : je veux dire tirer de lui les énormes paquets de néant qui l’encombrent et les amener au langage, leur donner une forme. Ce qui fait que le poète paraît un homme satisfait et non ce qu’il est d’habitude : un malheureux, c’est que nous arrêtons notre vue sur la forme qu’il a donnée à ce néant, qui est sa guérison spécifique, et non son énorme écoulement de néant, qui est sa blessure spécifique.
L’opération poétique est une thérapie de premier ordre : elle protège le poète contre son propre néant, mais elle l’empêche aussi de courir le risque de la rencontre, du corps-à-corps, le risque de toucher à la vérité qu’il pressent, qu’il chante, mais qu’il n’épouse pas. La supériorité du poète sur l’homme normal vient de ceci : qu’il ne se fuit pas entièrement; il ne se guérit pas avec l’autre, mais avec le même, c’est de son propre néant qu’il fait sa poésie ; de là l’évidence du néant sur lequel il porte témoignage : de là aussi la nostalgie, de ce dont on a trop vite guéri ; il n’est quelque chose que pendant son travail ; il n’est un héros que pendant son inspiration, tout lui fait croire à cet instant qu’il sera porté aux extrêmes de son acte, un moment après, il en revient. Cela a été. Le Je qui était un autre redevient le je cartésien. Au héros succède le poltron, le lâche. Jusqu’à nouvelle inspiration. Tel est le cycle poétique : tel est son conditionnement métaphysique.
Le poète (Rimbaud le voyou, 1933)
