Poètes givrés

俳句

C’était lors d’un vrai dimanche d’hiver. J’étais avec Terry, Réjane, Nadine, Micha, Sophie, Jean-Marc, Geneviève, Clotilde et les autres, en tout une dizaine d’amateurs, réunis pour une balade-haïku… 

De loin, la forêt de Soucy, on aurait dit une immense carte postale, une promesse à dissiper toute humeur chagrine. Imaginez… Le givre a recouvert les bois, les haies, la lande. Le paysage s’offre en cristal vertical radical, piqueté de myriades de petites aiguilles, de paillettes et de spicules d’un blanc… comment dire… d’un blanc de page blanche. 

  • Ah ! mon vieux, comment tu vas faire, comment tu vas t’en sortir, toi, poète du dimanche ? s’emporte Petite voix, un rien mesquine.
  • Laisse-moi, Petite voix, vous embarquer par grand froid mais grand désir dans cette écriture du dehors, où nature et culture vont se coucher sur le papier à l’unisson.
  • Que me chantes-tu là ? 
  • Sais-tu, Petite voix, que dans ce minuscule poème nommé « haïku », les pérégrins japonais se jouent du paradoxe temps cyclique/temps révolu, dans le souci de la saison, chaque année la même, chaque année différente… dans un pays où la sensibilité à la saison est telle que l’on ne compte pas seulement 4 saisons mais 72 micro-saisons ?
  • Alors, ce temps givré est pour vous une bénédiction ?

Oui, temps givré et temps qui passe, tous deux en écho de l’impermanence des choses, ce que le bouddhisme nomme « mujô ».

無常

Le thermomètre marque – 3°C. Mais ce saisissement sera notre miel. Notre pari : écrire l’étonnement et sa fulgurance.

1er TABLEAU : LE STYLO DANS LES MOUFLES

Petite voix n’a pas dit son dernier mot. Elle entonne in petto sa comptine : 

  • Chair de poule et doigts gourds, le stylo dans les moufles… que va-t-il sortir de l’épreuve du temps ?
  • Écoute Petite voix, tu sais bien que « la poésie est d’abord une expérience. Expérience de l’éternité de l’instant présent et de l’universalité de l’endroit où l’on est (…) le haïku est une illumination silencieuse de la réalité du monde. » Tu entends ce qu’ont écrit Cheng Wing fun et Hervé Collet, dans leur anthologie À la recherche de l’instant perdu : « Le haïku est une illumination silencieuse de la réalité du monde. » ?

Là, Petite voix n’a pas moufté.

Il est vrai que le froid met à dure épreuve notre penchant à la contemplation. Mes premiers mots jetés sur le carnet, avant même la marche, avaient quelque chose d’assez convenu :

Partout le givre

cadeau de l’hiver

nos yeux émerveillés 

Mais sur la route, le deuxième avait meilleure mine :

Bois givrés

paysage pop-up

horizon fractal

En ce dimanche de galette, en quête d’épiphanie poétique, poursuivons notre balade, entre lecture et écriture. 

MICHA écrit en allemand :

Weiße Winterlandschaft

In der Stille suchend

meinen Weg

ce qui veut dire :

Paysage blanc d’hiver

dans le silence cherchant 

mon chemin 

FRANÇOISE écrit : 

Épines givrées

couturières obstinées

tisserandes des rameaux 

TABLEAU : DANS LA FORÊT VOISINE, UN TIR

Contemplation rime-t-elle avec description ? Manifestement Petite voix n’est pas d’accord. Cette pipelette me demande une explication : « contemplation-description, c’est un peu court, non ? » 

Grâce à Clotilde, qui nous apprend à observer, randonnée se conjugue avec atelier, atelier du regard. Cette habituée de la marche en forêt, est une fine connaisseuse de la vie des sous-bois et grande lectrice de paysages et de leurs mues.

Arrivés à un croisement de chemins, malgré l’engourdissement des maxillaires, j’appelle à la rescousse le même duo Wang et Collet pour une définition du haïku (« histoire de cadrer les choses », dit Petite voix). 

Le haïku est « un impromptu (…) improvisé dans l’instant, minimaliste dans la forme et maximaliste dans le fond, dans l’impression. » 

En somme, le haïku est un instantané, un condensé de mots.et de sens.

« Le haïku est une illumination silencieuse de la réalité du monde, un impromptu improvisé dans l’instant… »

Étincelle !

RÉJANE écrit :

Frimas de l’hiver

petits doigts de pied transis

engelures en vue

Elle a écrit un haïku à la mode du Japon, en respectant deux des trois conditions cardinales : 1) trois lignes de 5/7/5 syllabes, 2) elle a glissé un kigo, c’est un mot qui indique la saison.

C’est plus des contraintes, c’est des billes de plomb, lâche Petite voix.

Dans la forêt voisine, un tir de chasseur retentit, incongru.

3e TABLEAU : L’ATELIER DU DEHORS 写生 

Sur le chemin, une litière de chevreuil… À quelques pas, des sangliers ont laissé leurs traces de frottage sur le bas des troncs. Nous ne sommes pas seuls.

TERRY écrit : 

Chasseurs dans l’hiver

les cartouches et les fusils

larmes de marcassin 

SOPHIE écrit : 

Mirador en bois

Tombé dans la neige dure

Vestige de la mort 

Clotilde a ouvert ses gants à demi-moufles pour caresser l’écorce d’un charme.

J’écris :

Temps glacial

mitaine, croquemitaine

où te caches-tu ?

TABLEAU : DANS LA BOULE À NEIGE

Dans cette forêt givrée serions-nous dans une immense boule à neige ? Ces boules qu’on rapporte en souvenir des escapades qu’on a longtemps rêvées. Nous sommes dedans, dans cette boule à neige, boule à givre qu’un géant malin aurait agité juste avant notre venue.

J’écris :

Le monde serait-il

une boule à neige ?

quand vient le givre

Moufles ou pas, l’émerveillement est au détour du chemin. 

GENEVIÈVE écrit :

Forêt de glace, givre

les plumets échevelés

réchauffent le cœur 

Le lendemain de la randonnée, ÉLISABETH écrira :

Douce cheminée 

nuit réparatrice

réveil douloureux 

En cette forêt glacée, le monde est une cocotte-minute à l’érotisme désarmant.

J’écris :

Le givre s’est jeté 

sur le monde comme un bas résille

sur une sainte, oh ! 

Risquons un pas de côté :

Jeté sur le monde  

en bas grésille le givre

ô sainte nature !

Au détour d’un entrelacs de chemins, au pied d’un arbre, comme des longs cheveux blancs partant du sol, une toile d’araignée. Figée par le givre, elle tend ses amarres minuscules entre lierre et lichens, suspentes aménagées au bas d’un tronc… une miniature pour poème-bonsaï. 

TABLEAU : LA PRÉSENCE DES INVISIBLES

En ce dimanche de givre, les araignées auraient-elles été surprises par l’hiver ? Ou peut-être sont-elles enfouies, au chaud. On l’espère pour elles. 

SOPHIE écrit : 

Faussement désert

maté par mille paires d’yeux 

haïkus d’amateurs 

Ce qu’elles nous offrent, ces amarres lilliputiennes, ça vaut toutes les matinées dominicales sous l’édredon. Ces amarres se figent en l’image d’un temps arrêté pour toi, promeneur. 

« Encore faut-il baisser le regard, ne pas se contenter de rêvasser », ré-ca-pi-tu-le Pe-ti-te voix. 

J’écris :

Surprise par le givre

oh ! la toile d’araignée 

les fées sont cachées 

Ces filins très fins tendus au pied de l’arbre disent que tout être a sa beauté qui s’accomplit. 

Nous sommes pris dans les rets de l’araignée. C’est peut-être elle qui gouverne la forêt, qui en tire les ficelles. 

J’écris :

Balade en forêt 

une araignée bien givrée 

t’attend mon ami

Bientôt… une balade-haïku de printemps.

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