L’humour de l’art

« L’amour de l’art », la pièce de Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier, se joue au moment où le billet d’entrée au Louvre vient d’augmenter de 30%, passant à 22 euros. Mais sur la scène du Théâtre de la Bastille il est plutôt question du discours sur l’art et de comment s’en sortir.

Ça commence façon fausse conférence sur l’art. Prétexte à la pièce, prétexte à… l’art de la rétroversion. Un couple de faux conférenciers, vrais comédiens, décline à foison ses manques, défauts, handicaps : hanche rétroversée, hémisphère cérébral rétroversé, coudes rétroversés… jusqu’à l’endomètre rétroversé, leurs absences, fuites (dans tous les sens), détours et contours… tout l’art de commencer en repoussant, par l’autodérision, aux limites les plus fantaisistes l’art de ne pas commencer.

D’emblée, le public rit car ces deux-là, Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier, épousent toutes les variantes de la comédie, de se jouer des codes imposés par la langue, spécialement dans le domaine de l’art et de ses musées (tous deux ont coécrit le spectacle). C’est d’autant plus réjouissant pour le spectateur, qu’il peut dépasser les deux archétypes extrêmes : le « prolétaire » et le « bourgeois ». Comme l’explique en interview Stéphanie Aflalo, qui assure aussi la mise en scène, citant Bourdieu dans L’amour de l’art, le prolétaire est intimidé par l’œuvre en musée, jusqu’au mutisme, le bourgeois étant laudateur à coup de « Excellent, remarquable ! », écrasant de sa fausse superbe et de son arrogance tranquille le match sachant/ignorant de l’Art. 

L’amour de l’Art serait-il l’amour du Faux ? du faux-semblant ? trompe-l’œil d’un rapport sensible à l’art.

« Cette question m’a intéressée, explique Stéphanie Aflalo : cela ressemblerait à quoi de ne pas s’inhiber, que l’ignorance ne devienne pas une injonction au silence ? Comment pourrait-elle devenir un principe créatif et pas une source de honte ? » Outre Bourdieu, elle recommande Thomas Bernhard et son « Maîtres anciens ».

Stéphanie Aflalo et Antoine Thiollier, dans « L’amour de l’art », au Théâtre de la Bastille (c) Roman Kane

Au-delà des deux modèles (prolétaire et bourgeois), le parti-pris de la pièce L’amour de l’art est de choisir l’humour et de jouer avec les codes, de parodier les paroles sur l’art : « une dimension parodique comme moyen de déconstruire les valeurs établies, ajoute Stéphanie Aflalo, de dévoiler les paradoxes et l’absurdité des normes, qu’elles soient morales, culturelles, sémantiques, esthétiques. Je vois la parodie non comme une simple moquerie mais comme le moyen d’accéder à une forme de créativité, d’ouvrir la voie à de nouvelles perspectives. »

Après la litanie euphorisante des rétroversions, le « vrai début » donne à voir sur écran l’un des tableaux les plus célèbres de Rembrandt, peint en 1632, « La Leçon d’anatomie du docteur Tulp » :

À son pupitre de conférencier, côté cour, Antoine commence par exposer une théorie esthétique classique faite de triangles, de chapeaux présent/absent… pour très vite redonner à la comédie droit de cité. Il prend à partie un spectateur assis au premier rang, lui demande puis lui intime l’ordre de ne pas le regarder, lui, mais de regarder le tableau. Cette adresse au public est répétée sur un ton de faux sérieux qui électrise le public, ne sachant plus si c’est de l’art ou du cochon.

De nombreuses vanités, ponctuées de « Memento mori », (« Souviens-toi que tu meurs ») rythment la suite, entre cocasse et sérieux, telle « Judith décapitant Holopherne », du Caravage.

Propos sur ce que devrait être la bonne peinture et autres fadaises de conférencier qui s’érige en maître de la morale ou propos enfantins qui prennent l’œuvre par le bout de l’inentendu.

Après le vrai-faux début et la vraie-fausse conférence, viendra la présentation d’une toile absente où le public – finalement – en prendra plein la vue.

« De détails anachroniques en digressions intimes, leur discours sur l’art transgresse tous les usages et déclenche une fatale envie de rire, annonçait le dossier de presse. Iels [le duo] tentent de « faire parler » les tableaux, mais leur langage les recouvre, si bien qu’on ne les voit plus vraiment… à moins qu’il ne soit possible de les voir « autrement » ? Au-delà du rire, le spectacle interroge : et si les conventions du « monde de l’art » étaient ridicules ? Notre regard peut-il être libéré de la grandeur des œuvres ? » (Elsa Kedadouche)

Quand Stéphanie, lasse de chercher la nouveauté, veut rejouer une scène mémorable, elle choisit la scène de l’oignon, une action de la performeuse Marina Abramovic. Oignon épluché puis… croqué comme une pomme, nature morte très vivante dans la bouche et la gorge de la comédienne aux prises aux spasmes, réflexes masticatoires et piques d’acidité. Un beau numéro d’actrice qui croque la vie à pleines dents.

Antoine aura son moment de gloire solo, car on pourrait bien introduire quelques mouvements, mimes et autres gesticulations pour enjoliver la conférence. Hilarant. 

Et quant l’art aura été vidé de sa substance (pour mieux en jouer, pour mieux y penser ?), il restera l’amour tout court.

Au Théâtre de la Bastille jusqu’au 20 janvier.

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