Le cri des cigales, ça déchire ! Le sonomètre marque 80 décibels.
C’est le bruit d’une rue très animée voire celui du passage d’un train.
Il est 14h30. Une pinède au dessus du cimetière de Pujaut, commune du Gard, à l’ouest d’Avignon, par-delà le Rhône.
Sieste, soleil de plomb, silence troué de cigales.
De son XVIIe siècle, le poète japonais Bashô me chuchote dans l’oreillette ce haïku imparable :
閑さや岩にしみ入蟬の聲
shizukasa ya
iwa ni shimiiru
semi no koe
Le cri des cigales
vrille la roche –
quel silence !
(traduction Atlan et Bianu, 2002)
Hâte de participer à une expérience de théâtre qui sort des sentiers battus. C’est « Paysages partagés ». La dernière représentation au festival d’Avignon, avant Berlin à la fin de l’été. Près de sept heures de théâtre en sept pièces courtes et intermèdes musicaux, « entre champs et forêts ». Les cigales nous accompagneront jusqu’à la tombée de la nuit.
Que peut-on dire en 7h qu’on ne peut dire en 17 syllabes ?
Du théâtre en temps de cigales… La presse, les radios et les télés du jour titrent « 45° et plus… Europe, Etats-Unis, Japon, Chine : une inquiétante vague de chaleur s’abat sur l’hémisphère Nord » (Libération). À Pujaut, 34°C… seulement.
« L’été 2023 est marqué, en France comme dans le reste du monde, par des températures anormalement élevées, très au-dessus des normales de saison, un des signes les plus directs du changement climatique selon les scientifiques. » (Le Monde)
Au loin, le Mont Ventoux a le sommet noyé dans une brume de chaleur…
On a besoin de beauté
Des questions affluent, bien entendu. À quoi bon théâtre et poésie par temps de crise ? Crises majeures qui éloignent presque les grandes questions trop longtemps ressassées. Parmi les réponses – simples mais essentielles – que l’épidémie de COVID nous ont enseigné : On a besoin de beauté. À ces questions, les initiateurs de « Paysages partagés », Caroline Barneaud (Théâtre Vidy-Lausanne) et Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) en ajoutent d’autres :
« Et si le paysage était un théâtre? Et si l’art ne représentait pas l’environnement mais nous permettait d’en faire une expérience collective? Qu’est-ce qui se joue aujourd’hui dans notre relation à la « nature » et ses représentations, dans les relations entre ville et campagne alors que climat et ressources entraînent une nouvelle conscience des fragilités et des interdépendances ? »
Il est bientôt 15h. Un homme vient poser un extincteur au pied d’un pin qui porte déjà deux panneaux : « Attention au feu » et « Interdiction de fumer ».
— Attention, restez pas là, vous êtes assis sous un nid de frelons.
— … !?
Des papillons jaunes virevoltent en nombre dans l’air surchauffé. Ils alternent des vols planés et d’autres, frénétiques. Ils semblent jouir d’un silence nourri des stridences des seules cigales.
Précédant le groupe de spectateurs qui viendra d’Avignon dans des bus loués par le Festival, un couple arrive en éclaireur. Ils sont de Pujaut et me racontent qu’il y a plus de quatre cents ans la plaine était un étang qu’il a fallu assécher pour s’y installer et planter des vignes. Ils ont célébré cet anniversaire en 2012 avec « les amis de l’étang », amis qui signent une belle table d’orientation qui domine les falaises et… un paysage qui ouvre l’horizon. Sur le plateau, ce panneau d’avertissement : « Risque de chute au-delà de cette limite », risque bien réel au-dessus des anciennes carrières. La falaise n’est pas qu’une métaphore. Au loin des parapentistes jouent les papillons jaunes dans les brumes qui enveloppent la plaine.
Le groupe de spectateurs arrive. Distribution de couvertures (pour s’asseoir) et de casques audio, disponibles en français et en anglais (le festival d’Avignon est international).
Bouche-à-oreille avignonnais
Dans la pinède, à flanc de colline, deux à trois cents amateurs s’installent au fur et à mesure de l’arrivée des bus.

© Christophe Raynaud de Lage
Le casque isole du bruit des cigales. Une voix enfantine dit à l’oreille : « Bienvenue à Paysages partagés. Veuillez trouver un endroit entre les arbres et vous asseoir sur votre couverture. La première pièce va commencer dans une demi-heure, alors s’il vous plaît détendez-vous. » Musique planante. Rhombe entre les oreilles. Les cigales sont oubliées.
C’était sans compter sans les voisins de colline. Alors que certains s’oublient dans un repos réparateur, d’autres se racontent les pièces déjà vues au festival. Racontar audible malgré le casque.
- Est-ce que vous avez vu « Angela » ? [« Angela (A Strange Loop) », conte futuriste où Susanne Kennedy met en scène une influenceuse sur TikTok, en proie à une crise existentielle.]
- Oui, à Bruxelles.
- C’était bien ?
- Quand tu as compris le dispositif, c’est toujours la même chose.
À Avignon, cela s’appelle le bouche-à-oreille. Pas besoin de sonomètre. [sur Angela, voir le reportage d’Arte]
Ambiance pique-nique, sieste, selfie. Une femme mange des tomates crues. Un homme enlève ses espadrilles. Le public s’est placé de lui-même en vis-à-vis sur les deux versants à l’aplomb d’un petit val.
L’ enjeu est-il de faire-commun, de se constituer en public, d’affirmer un être-ensemble ? Dans quatre heures, on sera à touche-touche.
Ça commence.
« Allongez-vous. »
S’ensuit une conversation entre quatre personnes, dont une fillette de 8 ans et demi. Il y a un météorologue, un psychanalyste, un garde-forestier. Deux hommes, une femme. La femme est ukrainienne. C’est une conversation enregistrée qui semble réelle. Nous sommes dans l’ère de la guerre en Ukraine, une guerre commencée le 24 février 2022.
La fillette aime poser des questions : « Tu parles aux arbres ? Qui a dormi dans une forêt ? De quoi tu as peur ? »…
… et quelquefois y répondre :
- Qu’est-ce que la magie ?
- La magie, c’est un moment qu’on passe ensemble.
Impression d’être dans une émission de France-Culture. Le son est bon. Mais… si je suis dans une émission de radio, je ne suis pas « entre champs et forêts » ? La pinède ne serait-elle qu’un simple décor ?
Questions prises au sérieux
Pourtant, le programme annonce que « les artistes proposent des pièces qui postulent que le paysage n’est pas une toile de fond, invitant à s’immerger à l’intérieur, à entrer en relation autrement et collectivement, à déplacer les perspectives habituelles, à mettre en lumière l’invisible et quelques-unes des fictions qui gouvernent nos perceptions de la nature. »
La femme chante une chanson d’Ukraine. C’est très beau. « J’ai commencé à chanter le 25 février. J’ai chanté dans la rue. Les passants me donnaient des pièces. Je n’en voulais pas. Mais j’ai continué à chanter. J’ai accepté les pièces. L’argent à servi à aider les hommes de chez moi qui sont partis combattre. »
Le scientifique : « Entre vingt et quarante ans, ces arbres n’ont pas le temps de développer leurs racines, ils tombent. »
Il y a beaucoup de questions. Chacune est prise au sérieux. Chacun y répond, selon ses connaissances ou son point de vue. Certains spectateurs consultent leur dépliant de présentation, « une cartographie » des lieux et des propositions théâtrales. Il y est écrit : « Nous sommes dans une immersion sonore qui renverse les perspectives ».
Fin de la première pièce, signée Stefan Kaegi.
Le public se lève et se répartit en groupes de couleur : bleu, rose, vert. On suit un porteur, une porteuse de fanion. Pour la prochaine pièce, le public est donc réduit au tiers.
Avec le groupe bleu, direction une toile ajourée entre des arbres. Elle représente un littoral entre des rochers. Une toile qui surplombe le vide de la vallée. Pas besoin de casque audio. Une voix dit : « Choisissez une place… le monde n’est pas immobile mais choisissez de le rester. Prendre position, c’est important. » Prendre position… belle expression, une nouvelle forme d’engagement ? Je me souviens de Marc de Gouvenain, traducteur, éditeur, qui m’avait montré lors d’une randonnée dans les Alpilles (c’est à une centaine de kilomètres plus au sud) comment s’allonger au bord d’une falaise, la tête en bas, et observer le paysage à l’envers. C’est forcément… renversant.
« Maintenant, concentrez-vous sur les détails… ce gris aiguisé transperce le ciel… comment ce serait de se laisser rouler le long de la pente… quel est ton paysage ? Il existe une infinité de manières de le traverser, alors que tu es là à le regarder… » Cette démarche poétique, philosophique, signée Marco D’Agostin et Chiara Bersani est convaincante, beaucoup plus qu’une autre qui sera assénée plus tard, entre chien et loup.
Très haut, les parapentistes évoluent dans le bruit explosif des cigales. Seraient-ils des figurants convoqués par le dieu Hasard ? C’est beau. Bashô toujours, cette fois traduit par René Sieffert :
Ah le silence
et vrillant le roc
le cri des cigales
« Il y a le corps d’un·e artiste en situation de handicap choisi·e dans la communauté artistique locale ; il y a les corps des spectateur·rice·s, à qui l’on demande de se positionner et de se repositionner ; il y a le corps de quelqu’un qui est parti si loin qu’on ne peut plus que l’imaginer », écrit la cartographie.
« Bientôt, quelqu’un partira, quelqu’un restera. »
On partage le thé avec Guillaume, Marseillais, tétraplégique. On l’applaudit d’avoir joué son propre rôle.

© Christophe Raynaud de Lage
« Le paysage est une image au bord de laquelle se trouve le corps », dit la voix.
Fin de la deuxième pièce.
Toujours les cigales qui écrasent tout.
Entre les pièces sans comédiens (c’est du land art performatif, me souffle-t-on dans l’oreillette) mais où son et paysage occupent les rôles principaux, les musiciens de Ari Benjamin Meyers proposent leur partition. Tantôt allongés, tantôt debout, volontiers espiègles.
Ailleurs, un duo de voix, Sofia Dias et Vitor Roriz, demande au public qui a retrouvé le casque sur les oreilles de se disposer en deux grands cercles concentriques. On se prend par la main, on s’offre une branchette, une pierre, on essaie de s’imaginer en élément du paysage. C’est détendu. On a pour consigne de « se tourner jusqu’à rencontrer les yeux de quelqu’un ». On devient miroir l’un de l’autre. On veut nous faire entendre « les bruits de notre paysage corporel ».
Humus suisse et sèche Occitanie
À la pause repas, on échange nos impressions. Plutôt bonnes. On fait connaissance. Tiens ! un visage reconnu, c’est la curatrice qui passe par là, chargé d’un plateau repas qu’elle veut remettre à une personne qui n’en a pas. Caroline Barneaud : « Nous ne sommes pas en Suisse [où la pièce a été créée]. On sentait l’humus entre les doigts. Ici, c’est sec. » Elle souligne l’adaptation des propositions théâtrales au paysage d’accueil.
À la reprise, alors que la chaleur devient largement supportable, nous nous retrouvons face à des vignes d’un vert éclatant. Chacun a pris son petit siège pliable Quechua.
Place au théâtre documentaire d’Émilie Rousset, metteuse en scène française, qui utilise l’enquête pour créer des pièces, des installations et des films. Après les paroles d’une directrice d’une fédération d’ONG environnementales spécialisée dans la Politique Agricole Commune, on assiste à un dialogue entre Corentin, viticulteur sur son tracteur, et un animateur qui lui pose toutes sortes de questions, un peu le Parisien égaré entre les ceps. Humour et sérieux alternent, selon le même principe : toute question, même la plus farfelue, mérite réponse.

On apprend grâce aux recherches d’une bio-acousticienne que l’alouette maitrise 300 à 350 unités sonores (les syllabes de sa « langue »).
- C’est quoi pour toi écouter ? demande l’animateur.
- C’est prêter attention, savoir qui est là.
Cette proposition de théâtre documentaire est très réussie. Elle offre une vision complexe du paysage en intégrant le travail de la terre par les viticulteurs.
Cigales et sonos partagées
En revanche, alors que nous sommes au crépuscule, le texte défilant sur un ciel qui change de couleurs est décevant. Entre ton moralisateur et grandiloquent, la « Nature » [sic] se rebelle par phrases courtes interposées dans un monologue interminable. C’est signé El Conde de Torrefiel. Cela ne correspond pas à l’expérience que l’on vient de traverser, riche et stimulante. C’est hors du champ initial qui nous indiquait : « le climat et ressources entraînent une nouvelle conscience des fragilités et des interdépendances ». Or, les spectateurs présents semblent particulièrement sensibles à ces questions.
Ari Benjamin Meyers et ses musiciens revenus du diable Vauvert, nous offre un final où les instruments à vent rappellent les chant des oiseaux et la fragile biodiversité. Le hardiesse des cigales s’est estompée. Sept heures durant, on a partagé cigales et sonos. On se sent vivant, voire sur-vivant.
Pour aller plus loin :
Dates de la tournée, sur le site Vidy Théâtre Lausanne.
« La notion de « Paysages partagés » nous invite à penser et questionner notre rapport au paysage réel et au vivant. Que signifie habiter la Terre, non plus comme une scène seulement humaine, mais comme un paysage partagé ? Que fait le paysage au théâtre ? », se demandent sur le site du Festival d’Avignon, Frédérique Aït Touati, chercheuse et metteuse en scène, Caroline Barneaud et Stefan Kaegi, curatrice et curateur de « Paysages partagés », Clara Hédouin, metteuse en scène de « Que ma joie demeure », Marina Ezdiari, responsable RSE d’Audiens. Animé par Christophe Triau, de la revue Alternatives théâtrales.
Tiago Rodrigues, directeur du Festival d’Avignon, souhaite que la nature soit une « source d’inspiration » théâtrale, sur le site du Dauphiné.
