Idéogrammes, idées en grammes, immensité de notre ignorance

Avec Lire en fête réapparaissent les citations sur la lecture. A coup de bons mots, on célèbre un plaisir, un flot d’émotions, un ébranlement nécessaire, une rencontre décisive, un ravissement.

Le_journal_de_jules_renard Ainsi Jules Renard (1864-1910) qui fait toujours son petit effet. Le Grand Robert de la langue française met à contribution celui qui étouffait (« Mon style m’étrangle ») avec 543 citations, de « ablette » à « voltiger »… Cet inestimable dictionnaire ne cite pas l’auteur de Poil de carotte à propos de la lecture, mais du livre: « Un bon mot vaut mieux qu’un mauvais livre. » (Journal, 18 janvier 1895). C’est assez bien expédié, non? Citation citée 26 600 fois sur un moteur de recherche du Net.

Concernant la lecture, une citation puisée dans son Journal court les blogs et les sites et que l’ami Thierry vient de rappeler à Papalagui : « Quand je pense à tous les livres qu’il me reste à lire j’ai la certitude d’être encore heureux. », citation elle-même référencée 16 000 fois sur le même navigateur de recherche. Citation rajoutée comme effet multiplicateur à un argument sur un forum, à une vision du monde dans un discours, au frontispice d’une pensée, comme la sanction définitive du destin de la lecture.

La_montagne_de_lme_gao_xingjian Journal_chinois_bnf A cette vision sereine (ou candide comme on voudra) de la lecture, Papalagui préfère considérer l’étendue de son ignorance… Qu’on se souvienne d’un certain salon du livre de Paris au printemps 2004 consacré aux lettres chinoises. Rien de tel pour imaginer l’insondable, au vu de cette montagne de l’âme chinoise, écrite en idéogrammes. L’immensité de notre ignorance s’étalait là comme un horizon de caractères sans fin, vaguelettes graphiques qui soulevaient un léger vague à l’âme.

Autre citation très courue, celle de Mallarmé qui étonnait et tonnait en 1891 : « Le monde est fait pour aboutir à un beau livre. » (9150 googlisations). A utiliser pour tout essai sur la beauté du monde irrépressiblement liée à son chaos.

Mallarm_1 Une citation qui met K.O. excepté Bertrand Vergely, auteur d’une très pédagogique Petite philosophie de la connaissance, publiée en cet automne par Milan. Ce livre est écrit en courts chapitres très digestes pour amateur de philo qui aurait fait une indigestion lors de son unique classe de lycée consacrée à cette discipline. Chaque chapitre est une question. La dernière du livre nous intéresse ici: « La vérité ne se trouve-t-elle pas dans les livres ? ». Et notre auteur, par ailleurs professeur de philosophie à Science Po, de rappeler justement (p. 161) : « Personne ne niera qu’il existe un savoir livresque qui est la caricature du savoir. On cherche un homme, on trouve un livre. L’homme s’est effacé derrière le livre. Il répète au lieu de juger des choses par lui-même. Il cite au lieu de penser. Un manuel lui tient lieu de raison. Son rapport au livre est de ne pas en avoir. Rien n’est lu de l’intérieur. Tout est dominé par l’homme extérieur qui ne cherche qu’à intimider les autres en étalant sa culture. »

Vergely_petite_philosophie_de_la_connaisC’est une des questions examinées, au comble du doute, par Bertrand Vergely. A côté d’autres interrogations préalables: « Les mots nous empêchent-ils de nous exprimer ? » à propos des moyens de la connaissance. 

Malgré leur côté slogan à l’emporte-pièce, les citations elles-mêmes ne nous empêchent pas toujours de voir un auteur dans son entier. Ainsi pour reprendre cette inépuisable source qu’est le Grand Robert, Jules Renard illustre parmi d’autres auteurs un mot d’un autre âge, le mot « antijuif ». Dans son Journal, il note au 11 décembre 1907: « Nous sommes tous antijuifs. Quelques-uns parmi nous ont le courage ou la coquetterie de ne pas le laisser voir. » Renard est ici pris à son propre piège, celui d’un bon mot qui l’empêche de penser. A l’époque de l’affaire Dreyfus, cette belle unanimité supposée dans l’abject prémonitoire, en a laissé coi plus d’un.

Voltaire Vergely et ses questions philosphiques doit nous rappeler le toujours d’actualité Voltaire, auteur aussi du Philosophe ignorant, disponible sur Internet. L’auteur de Candide, écrit ici, chapitre LI:

« Je vous dirai que, tout étant lié dans la nature, la Providence éternelle me prédestinait à écrire ces rêveries, et prédestinait cinq ou six lecteurs à en faire leur profit, et cinq ou six autres à les dédaigner, et à les laisser dans la foule immense des écrits inutiles. 

Si vous me dites que je ne vous ai rien appris, souvenez-vous que je me suis annoncé comme un ignorant. »

Platon Dans l’allégorie de la caverne, Platon nous met sur une autre voie. Les hommes enchaînés au fond de la caverne n’ont pas d’accès direct à la réalité extérieure et donc à la connaisance, seul l’un d’eux, faisant des allers-retours, sera à même de les instruire. Au risque de ne pas être cru. Au risque de sa vie. Cet intermédiaire est le philosophe. Il est le déclic qui les fait accéder à la réalité.

La citation isolée pourrait être ce déclic qui nous ferait accéder par son ravissement à une prise de conscience ?

Inversement, la citation comme « pensée-confetti » pourrait être considérée comme le symbole même de notre ignorance, la petite connaissance qui cacherait l’étendue de notre ignorance.

Seul salut: cette ignorance serait utile, selon Frank Keil, professeur de psychologie à l’université de Yale, considère dans un article intitulé « L’ignorance est-elle une bénédiction? ». Cet universitaire américain envisage ce qu’il nomme « l’illusion de profondeur explicative »: nous croyons compendre le monde complexe dans lequel nous vivons parce que ce monde est décomposable en sous-systèmes. Mais l’ensemble ne nous est pas accessible.

Frank_keilKeil écrit: « Notre sentiment disproportionné de la compréhension des choses comporte peut-être un bon côté. Le monde est naturellement bien trop complexe pour être appréhendé dans sa totalité par une seule personne. Si le sentiment de notre ignorance nous rongeait au point de nous pousser à approfondir notre connaissance de tout ce que nous croisons sur notre chemin, nous pourrions étouffer sous les détails d’un seul domaine et rater complètement les autres. L’illusion de la profondeur explicative nous arrête peut-être juste au bon niveau de compréhension, celui qui nous permet de savoir comment obtenir des informations des autres quand nous en avons vraiment besoin sans être submergé. Il serait sans doute mieux que nous sachions reconnaître les limites de notre propre capacité explicative, mais ces limites ont peut-être elles aussi des valeurs d’adaptation. »

Manguel_la_bibliothque_la_nuit Pour l’heure, Papalagui préfère s’engager dans la lecture de La bibliothèque la nuit qu’Actes Sud vient de publier, signé d’un certain Alberto Manguel, dont les citations d’auteurs sont comme du miel pour un gourmet.

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