Écrivains engagés d’Haïti

Quatrième et dernière contribution d’une série haïtienne publiée sur la semaine, pour envisager 2012 sous les meilleurs auspices…

Les Passagers des vents est une résidence artistique et littéraire à Port-Salut (Sud d’Haïti), dont nous avons relaté les ambitions dans un documentaire, Haïti, pays réel, pays rêvé, et dans Papalagui. Nous publions ici un reportage écrit au lendemain du 1er acte, le lancement de la première résidence en avril 2011, les pieds dans l’eau de la Mer des Caraïbes :

Luxe, calme et volupté dans une capitale blessée. Yanick Lahens nous reçoit dans une belle demeure de plain-pied sur les hauteurs de Port-au-Prince, quartier de Pétionville. Le salon donne sur un petit patio sous verrière, envahi par une gerbe de lumière. Une vasque recueille l’eau de pluie selon un dispositif ingénieux, savoir-faire de l’architecte Albert Mangonès, l’un des restaurateurs de la Citadelle Laferrière, au Nord du pays.
Le séisme du 12 janvier 2010 a préservé la maison. Yanick Lahens raconte dans Failles (éditions Sabine Wespieser) le jour d’après, la peur des répliques… « Nous sommes comme des rats pris au piège ».
Pour rejoindre cette ancienne professeure de l’École normale supérieure, nous avons dû longer une brasserie sélecte de la place Boyer… le Quartier Latin… juste en face de l’accablement touffu d’un vaste territoire de tentes. Une cicatrice exubérante qui s’éternise depuis 16 mois, l’un des mille camps du pays, et de son million de sinistrés. Insécurité, prostitution de survie, viols, conditions sanitaires douteuses, relate la presse du pays. Tôt ce matin, des femmes se disputent l’eau autour du robinet collectif. Querelle matinale, sans doute banale. Alentour, la zone huppée de Port-au-Prince s’assume en quartier d’affaires, prospérité sans vergogne.
« Quels mots font le poids quand les entrailles d’une ville sont retournées, offertes aux mouches qui dansent dans la pestilence ? » … interrogent les premières lignes de Failles. Pas le choix, pourtant : « Cette terre des mots, la seule qui soit nôtre, à nous écrivains, se fissure et risque de craquer elle aussi si nous n’y prenons garde.»

Avec Yanick Lahens, les écrivains haïtiens renouvellent la figure de l’intellectuel engagé. Parmi beaucoup d’autres, citons : Jean-Claude Fignolé (Une heure pour l’éternité, éd. Sabine Wespieser), maire d’une petite commune de pêcheurs, Les Abricots, où il a su attirer les aides européennes, Gary Victor (La Piste des sortilèges, Vents d’ailleurs) qui donne des cours de scénario à des étudiants en cinéma, Pierre Clitandre (Cathédrale du mois d’août, Syros) qui reconstruit sa Bibliothèque du Soleil détruite par le séisme. Dernier éclat de réel : le centre culturel Anne-Marie Morisset ouvert par Lionel et Evelyne Trouillot, frère et sœur, tous deux écrivains.

Depuis deux siècles, la survie a élu son pays, Haïti. Des reportages ont montré cette énergie qui dévore la vie. Pour « pulvériser les frontières intérieures », Yanick Lahens a crée une fondation « Action pour le changement ». Une structure pour gérer des bibliothèques ou produire des documentaires, réalisés par de jeunes résidents des camps. Des courts-métrages aux titres explicites : N ap viv kan menm («  Nous vivons en dépit de tout ») et Jodi pa demen (« Les jours se suivent et ne se ressemblent pas »). On y découvre une vie debout (kenbe la ! dit-on ici : « tenir bon »), un coiffeur affairé ou un projectionniste qui affiche le prix de la séance de cinéma sous tente à quelques gourdes.

« Mon chauffeur s’appelle Tombeau… »

Ce peuple debout est le moteur de l’engagement des écrivains haïtiens. Dernière utopie : la création à Port-Salut, chef-lieu du département du Sud, d’une résidence artistique et littéraire, la première du genre dans le pays. Avant de prendre la route, Yanick Lahens prévient, amusée : « Mon chauffeur s’appelle Tombeau… ». Ce qui entraîne le calembour facile : « Nous irons à tombeau ouvert. » On rit à gorge déployée. Haïti n’a pas la mort triste.

Avec Yanick Lahens, femme au corps gracile, caractère lumineux, embarque la jeune génération, le poète James Noël, 33 ans, à l’initiative de la résidence, auteur d’un texte éclaté qui vient de paraître, Kana sutra (Vents d’ailleurs), et Makenzy Orcel, 27 ans, qui a écrit Les immortelles (éditions Mémoire d’encrier), éloge de l’âme blessée des prostituées de la capitale.
Petit pays, gros clichés. Avec Port-au-Prince nous quittons les images toutes faites (décombres, sinistrés, humanitaires). Les dernières en passant : celles des peintres de rue qui proposent un Haïti de carte postale, comme ce Palais national toujours debout, malgré la réalité.
À 35 km à l’Ouest de la capitale, c’est l’arrivée à Léogâne, qui fut l’épicentre du séisme. Au camp de sinistrés de Darbonne, Yanick Lahens gère la « bibliothèque mobile ». Sous une tente, des coussins au sol, des livres et albums jeunesse en éventail sur une table. Il est 13h, le soleil est au rendez-vous. Une fillette menue, robe rose, s’agenouille devant le robinet d’eau courante. Se lave les mains. Geste obligatoire pour assister à l’atelier. Ici on apprend l’hygiène des corps avant l’hygiène de la lecture, bilingue, français et créole.
« Le but, c’est de les ouvrir à la lecture, aux mots et à l’imaginaire », revendique Yanick Lahens.
Sur les 160 enfants du camp volontaires pour suivre ces ateliers, seulement la moitié va à l’école. Le succès est tel qu’il n’est pas rare de voir des enfants en uniforme — donc scolarisés — assister aux séances de lecture. Une animatrice de Bibliothèque sans frontières a vu vingt-cinq écoliers s’arrêter spontanément sous la tente aux livres. Greffon d’école sur camp de survie, voire plus… Le camp fédère la lecture, l’hygiène, les soins, la vaccination anti-cholérique… ou le logement : « Pour avoir une chance d’avoir un abri définitif, certaines familles s’installent dans les camps. Elles deviennent prioritaires. Je les comprends, reconnaît Yannick Lahens.»
La route est lisse comme un ruban vert, couleur qui, peu à peu, domine. Dans ce pays malade de la déforestation, le contraste est saisissant. Vétivers, langaniers, fleurs tropicales à leur juste place. Dans la grande et magnifique courbe de Saint-Louis-du-Sud, à gauche s’ouvre un panorama de Méditerranée estivale. Grande baie de rêve sur la mer des Caraïbes.
Quand le poète James Noël l’appelle pour lui proposer de participer à une résidence d’écriture en Haïti-même, elle n’hésite pas un instant : « J’ai besoin de me poser, même pour écrire. Jamais, je ne suis restée à ne faire que ça : écrire. C’est une expérience que j’aimerais tenter.»
Avec cette résidence littéraire à Port-Salut, le regard de James Noël ne va pas vers le pays réel, mais vers… l’utopie d’un pays rêvé. « Un an après le tremblement de terre, c’est la chose qu’il fallait, montrer l’autre Haïti, à travers sa grande puissance littéraire, à travers sa toute puissance littéraire », s’enflamme le jeune poète qui vient d’être accepté à la Villa Médicis. Cette résidence c’est l’occasion d’accueillir sans failles des imaginaires du monde entier. »  Une vibrante profession de foi qui résonne des mots d’Édouard Glissant, poète du Tout-monde, auteur du recueil de poésie « Pays rêvé, pays réel ».

Un nombril interstellaire

À Port-Salut, ville natale d’Aristide, Michel Monnin, 71 ans, retraité hyperactif, solitaire et passionné, accueille la petite caravane d’écrivains. Il est arrivé de Suisse à l’âge de 7 ans. L’une des galeries d’art les plus éclectiques du pays porte son nom. Propriétaire de la résidence des «Passagers des vents», il porte cette belle utopie avec James Noël, son gendre : « Créer une résidence d’artistes à Port-au-Prince ne peut que renforcer une décentralisation que ce soit dans l’économie ou dans la culture. Et cela fait très longtemps que nous attendons ça. »

Un gîte magnifique que domine un haut toit de chaume en forme de bateau renversé.         « Avec une grande salle au milieu, comme une espèce de nombril interstellaire qui sert de point de ralliement aux passagers », traduit Makenzy Orcel. Les quatre chambres portent donc un nom de vent : nordé, l’harmattan, brise de mer, loko miroir, c’est-à-dire «le maître des vents capricieux».
Son grand espace intérieur est propice à l’accrochage de bosmétals ou fers découpés, et de toiles. L’une représente un combat de taureaux, attachés par le front, spécialité locale. Vue dans son entièreté, la résidence s’impose par ses couleurs franches, qui encadrent l’entrée, habillent l’espace de leur chaleur tonique, une bigarrure savamment composée. A l’extérieur, elle est protégée d’un côté par des cactus taillés en cariatides, de l’autre par un mur d’enceinte de différentes teintes pastels en forme de damier géant. L’impression d’être à l’intérieur d’un tableau où Malevitch aurait peint un Déjeuner sur l’herbe.
Osons le cliché : les Haïtiens sont des personnages de roman. Michel Monnin lui-même, pourrait être L’homme qui plantait des arbres, selon le titre de Jean Giono.

Comme Yanick Lahens, lui aussi dispose d’une fondation, la FONDAM, dont le site Internet se veut d’une transparence absolue en matière financière. Son credo : le reboisement et l’instruction civique « pour que chacun soit responsable de son milieu de vie ». Il veut chasser la fatalité qui affiche haut ses couleurs sur les tap-tap, ces taxis collectifs hautement chamarrés aux devises définitives : « si dié vlé » (Si Dieu veut), « sé pa fot mwen »  (Ce n’est pas de ma faute), au « pito nou lèd mè nou-la »  (mieux vaut être laids et vivants).

se  laisser dévorer par la vie

La résidence tranche avec un Port-Salut de carte postale fanée… cité balnéaire décatie. On devine un énorme potentiel touristique. Pour l’instant, sa plage profite aux soldats des Nations Unies. Sable blanc immaculé, pirogues de pêcheurs usées de trop de pêches, alignées soigneusement. L’œil encadre cette vision comme nature morte.
« Pour moi, c’est Haïti dans sa totalité. D’un côté, on a des choses très dures, très violentes, des images vraiment qui tiennent le regard, raisonne Yanick Lahens. Et puis d’un autre côté, il y a ce que j’appelle « les pierres d’attente d’Haïti » c’est-à-dire ces paysages verdoyants que l’on a vus, à Port-Salut, ces plages magnifiques et puis ces gens magnifiques aussi. Il y a tellement de choses positives. Mais faites de façon atomisée. On attend un leadership.»
De retour de la plage, on tombe sur Marvin Victor, 29 ans, arrivé de son côté. Les résidents le félicitent pour son tout récent prix littéraire, le Grand Prix du roman de la Société des Gens de lettres pour Corps mêlés (Gallimard), son premier roman. Un livre envoûtant qui déploie le songe d’une femme solitaire dans une capitale ravagée par un séisme. Une écriture hantée, aux phrases longues où domine une langue ardente, qui échappe à la présence obsédante du séisme. Une langue hybride, en volutes de style, empreinte tant des grands classiques de la littérature que de la mythologie haïtienne. « Il faut se laisser dévorer par la vie…, dira Marvin Victor lors de la soirée qui suivra… et dévorer la vie ».

une nation sans État

Dans cette bulle de tranquillité qu’est la résidence, ses hôtes n’ont pas que des droits.  Les « Passagers des vents » doivent respecter un principe simple : l’artiste (écrivain, peintre, photographe, etc.) bénéficie, en plus d’une petite allocation, d’un séjour de deux mois à Port-Salut dans un calme agreste, au bord de la mer des Caraïbes. En retour, il participe à la vie de la cité, instruit des classes et visite les Amis de la bibliothèque. Un modèle courant comme développé dans la centaine de résidences recensées sur le site français de la Maison des écrivains. En Haïti, cette oasis littéraire est une première en terre tremblante. Mais déjà, elle donne des idées à d’autres pays du Sud, qui pourraient être tentés par cet ancrage pour les artistes nationaux trop souvent contraints à l’exil.
Les étrangers seront les bienvenus. Comme Paolo Woods, photographe italien spécialisé dans les reportages au long cours. Avec Michel Beuret et Serge Michel, il a publié La Chinafrique sur la présence économique chinoise en Afrique. Pour une nouvelle enquête, il a choisi de s’installer et de vivre en Haïti. Son fil directeur : « Comment les Haïtiens vivent dans une nation sans état ».
« Une résidence c’est une bouffée d’oxygène, cet oxygène qui arrive sur une flamme. Et donne la possibilité à la flamme de devenir plus grande ».
En rentrant sur Port-au-Prince, Yanick Lahens se souvient de sa prise de conscience qui remonte à ses études de lettres à La Sorbonne, dans la communauté des étudiants très politisés des années 1975. Sous le règne de Jean-Claude Duvalier alias Baby Doc elle ignorait tout de son pays.

les pierres d’attente d’Haïti

« À 16 ans, je ne connaissais pas le vaudou… vous vous rendez compte… en Haïti ! » La faute à une éducation catholique, recluse dans Pétionville. Depuis, elle ne cesse d’aller voir au-delà des cloisons entre les classes sociales, les couleurs de peau, les quartiers et leurs frontières mentales.
Dans Failles, elle a des accents radicaux : « Nous avons perdu la trace de nos rêves et, face aux urgences de fond, nous surfons en surface ou tentons encore de puiser dans des gisements depuis longtemps éteints. »
Mais en remontant vers Pétionville, elle repense aux «pierres d’attente» : « Avec des initiatives comme les Passagers des vents, on peut créer ce début de sentiment que nous appartenons à une même nation. »
Seraient-ce les vents de Port-Salut et leurs Passagers ? Au-dessus du camp, s’élèvent deux cerfs-volants qui se battent en duel.

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