Troisième contribution d’une série haïtienne publiée sur la semaine, pour envisager 2012 sous les meilleurs auspices…
Les Passagers des vents est une résidence artistique et littéraire à Port-Salut (Sud d’Haïti), dont nous avons relaté les ambitions dans un documentaire, Haïti, pays réel, pays rêvé, et dans Papalagui. Nous publions ici le témoignage de Yanick Lahens, qui a fait partie de la première édition de cette résidence en avril 2011. Elle est l’auteur de La Couleur de l’aube (éd. Sabine Wespieser, 2008, Prix RFO du livre 2009 et de Failles, en 2010, idem).
Je fus une cobaye comblée
Les mots sont venus dans la nuit.
Port-Salut c’est une promesse faite à James et c’est aussi un engagement à écrire un mot fétiche pour les Assises du Roman à Lyon.
Moi qui suis souvent par monts et par vaux, me nourrissant goulûment du dehors. Moi qui n’ai jamais su créer ce temps suspendu rien que pour l’écriture (je ne suis pas douée pour les tours d’ivoire), cette proposition de James me semblait un cadeau tombé du ciel. Un cadeau entre sable et ciel, sur le plateau d’émail bleu de la mer de Port-Salut. Je savais aussi que la cobaye que je serais, n’aurait pas d’autre choix que d’accoucher ce mot fétiche.
Dernière promenade les pieds dans la dentelle noire des algues sur le sable, le long d’une mer qui a blanchi tout à coup. Les vagues arrivent épaisses, houleuses, à fleur des yeux. Sarabande folle. Grande fête à laquelle je ne semble plus conviée. Tant pis. La mer, je l’aime quand même. Dans sa distance. Dans son extravagance.
Plus tard dans le hamac, je berce le meilleur de ma solitude. Tranquille. Je ferme les yeux à la beauté offerte. Comme ça. Sans rien demander en retour. Les rumeurs du monde m’arrivent feutrées. Ritournelle lointaine. Et c’est très bien. J’écarte toute chose. J’éteins toute pensée. C’est l’heure où je marchande avec mes anges et mes démons.
Dans la soirée, Mackenzy, Christian, Marvin, James et moi nous refaisons Haiti, le monde et la littérature autour des écrevisses, ciriques, poisons, bananes pesées et riz arrosés de rhums sour et de rires. Marvin évoque Billie Holiday. Je lui indique Jeanne Lee. L’amitié à une douce couleur bleu nuit.
Le mot fétiche viendra dans ma chambre avec le vent qui frotte doucement contre les murs. Je sais à ce moment là que je ferai la part belle aux silences.
Que « j’écris pour trouver la langue du silence. Cette langue inépuisable, imprévisible et puissante capable d’accueillir indifféremment mes anges et mes démons. Souvent les premiers se glissent à pas feutrés et s’installent du côte gauche, celui du cœur avec l’assurance de ceux qui auront le dernier mot. Les seconds prennent quelquefois possession de tout le reste, me touchent le ventre, me défont les cheveux, me tirent jambes et bras dans tous les sens avec dans la bouche des mots tranchants comme des lames ou des mots-miel si doux, si doux que j’en oublierais mon nom.
J’aime les silences d’après-midi, anges et démons à égalité de séduction et de désir. Dans le grand tohu-bohu du jour ils se mettent à couvert, attendant les silences du crépuscule, trempés de mauve et d’orange pour faire place nette pour les grandes sarabandes de nuit.
J’aime les silences de nuit quand mes démons pensent avoir le beau rôle, dépassent les bornes et menacent de tout prendre, les cheveux, le ventre, les jambes, les bras et même le cœur. C’est l’heure où mes anges se taisent et me regardent faire, bien calée sur mes vertiges.
J’aime les silences ouatés du “devant-jour” entre sommeil et éveil, les silences “nan dòmi”, quand les dieux dansent derrière mes paupières et que les anges leur indiquent l’endroit du cœur.
Et puis il y a les grands silences blancs. Blancs de tout. Blancs de rien.
Il m’arrive d’habiter mes silences comme une seconde peau et de chercher encore cette langue maternelle. »
J’ai aimé écrire ces mots à Port-Salut avec cette voix nue dans la nuit. Livrée à la brûlure du silence.
