La pensée procède par écarts, déplacements, bifurcations. » Prendre des chemins de traverse « , » déjouer les attendus « , autant de démarches, autant de marches à prendre pour avancer. Le piéton pensant plutôt que le roseau pensant, tel est l’homme, nous disent les écrivains voyageurs . Hommage à Jacques Lacarrière.
C’est à Port-au-Prince, une bibliothèque. Je saisis au vol (l’Albatros de Baudelaire donne des ailes à la pensée, comme ces Fleurs du mal, titre haïtien s’il en est…), ce mot du poète breton Yvon Le Men, en conférence, presque chuchotée, devant un parterre de jeunes auditeurs, à l’écoute appliquée, attentive et dense :
» La poésie c’est quand un mot en rencontre un autre pour la première fois. «
Ce dialogue à deux mots, producteur de sens, comme l’oxymoron » cette obscure clarté qui descend des étoiles « , ou tel » cadavre exquis « , issu d’un jeu de mots surréaliste, nous propulse l’imaginaire vers un certain horizon du langage en mouvement.
Plus tard, Yvon Le Men nous apprendra que le mot sur la poèsie, il le tient de Jacques Lacarrière, citant un poète turc. La Turquie et l’Europe, autre binôme de mots, comme une équation insoluble. D’autres l’attribuent à Yves Bonnefoy. D’autres encore à Nicolas Bouvier citant Jacques Meunier citant un bûcheron canadien.
Les écarts de langage sont producteurs de sens. Et les écarts inhérents au voyage tout autant. Le mouvement, non plus celui de la pensée, mais des corps pensants dans leur geste planétaire (d’Europe en Haïti, d’Amérique du Nord en Haïti, d’Afrique en Haïti, pour ce qui est des participants à Etonnants voyageurs) sont les corps de la bifurcation. Chez eux, nulle contrainte (nous ne sommes plus au temps des négriers), mais une geste volupueuse à se coltiner les deux rives de l’Atlantique en une accolade démesurée, qu’Haïti révèle magnifiquement.
Que dire de ce grand écart du monde ? de cette Haïti, demi-île, où un monde entier se livre petit à petit ? Nous y sommes portés par cette projection de l’imaginaire où, pêle-mêle, s’accumulent images, clichés, lectures, rencontres, désirs, dialogues. En vrac donc : le vaudou, les macoutes, la peinture naïve, les scupteurs de la Grand-Rue, la genèse mythifiée de la première république noire, les dictatures, les chimères, les vévés, les loas, un prêtre-président illuminé, le commandant Philippe, chef d’une rebellion moderne, les bos-métals, le monde paysan, Malraux en pèlerinage intellectuel et esthétique.
Haïti existe-t-il aux yeux du monde autrement que par sa culture ?
L’ardeur du poème, l’oeuvre qui foudroie, la culture d’Haïti nous épate par ce chaos-monde qu’elle sublime en la nécessité permanente du survivre. Haïti, qui n’a pas d’autre choix que la beauté.
