Frankétienne, une enfance en spirale (entretien)

Ecrivain du chaos haïtien, Frankétienne se définit lui-même en trois lieux. Tout d’abord son lieu de naissance, Ravine-sèche, cité rurale de l’Artibonite. Ensuite le lieu de sa jeunesse et de son enseignement, le quartier Bel Air dans la capitale Port-au-Prince, où il a vécu une cinquantaine d’années. Enfin sa maison de Delmas, citadelle galerie d’art.

Nous le rencontrons dans le quartier de Bel Air.

« J’ai tiré toute la sève de mon œuvre dans ce quartier tourbillonnant de vie, tourbillonnaire, et je crois que le Bel Air représente pour moi la matrice de cette œuvre que j’allais, beaucoup plus tard intituler  » l’esthétique de la spirale « , qui est l’esthétique du chaos, l’esthétique de l’imprévisible, de l’inattendu. Et je crois que le bouillonnement dans lequel j’ai vécu mon enfance et mon adolescence a nourri ce grand désordre qui est considéré parfois comme un facteur d’inaccessibilité à mon travail mais je dis, heureusement que je suis resté, que j’ai vécu dans ce quartier là. »

Ces corridors ?

« C’est un chaos créateur, c’est comme un puzzle, c’est comme un labyrinthe. C’est un lieu d’égarement, c’est un lieu de dérive, c’est un lieu tourbillonnaire, c’est un lieu de vertige. En même temps, c’est un lieu d’initiation, parce qu’il y a toute une vie à l’intérieur, au bout de ces corridors. Ce sont des passages entre deux colonnes de maisons. Cette vie chaotique est encore très dense au fond du corridor. Tu t’imagines un enfant de 3, 4, 5 ans vivant librement et presque d’une relative délinquance, parce que je fuyais la maison familiale.

Tu t’imagines toutes les conséquences d’une dérive pareille à l’intérieur de ces corridors interminables, de ces infinis corridors étroits, les conséquences que ça peut avoir sur la pensée d’un enfant, sur son psychisme… Et bien c’est ce que j’ai vécu dans ma tendre enfance, dans ce que j’appelle l’écriture spirale, il y a un peu de ces corridors. »

Chez lui, Frankétienne dispose d’une réserve où sont entreposés des livres tout juste imprimés et de peintures, très nombreuses. Certaines jours, il peut peindre jusqu’à trente toiles…

Frankétienne au travail © Papalagui

« Là il doit y avoir à peu près 3 000 tableaux. Cette réserve c’est l’illustration chromatique de ma folie, de ma grande folie. »

Il lit un extrait de Mots d’ailes en infini d’abîmes, son dernier livre : « Je suis chaos, je suis Babel, je suis spirale… »

Reprise de l’entretien, sous la véranda.

« Nous sommes dans le quartier de Delmas [prononcer Delma], où je vis depuis 1975. C’est une grande maison avec des murs de 6 à 7 m. C’est pas dû à l’insécurité, c’est une pulsion d’enfermement. »

Frankétienne revient sur ses trois lieux.

« Ravine-Sèche est le lieu mythique et fondateur. Bel Air est le quartier où ma mère, ma grand-mère et moi avons émigré en 1937, l’année où Trujillo a assassiné 15 000 à 20 000 Haïtiens [Papalagui, 3/10/07] . Un petit blanc dans un quartier pauvre. J’en ai parlé dans Miraculeuse. La légende veut qu’on le mange.

J’avais une précocité. J’ai été très méchant envers ma mère, mon beau-père. J’ai fumé tôt, à 6 ans. J’ai commencé à boire. Ma mère savait à peine lire, à peine écrire. Elle était mère courage. Elle vendait du café, du clairin (whisky antillais), des cigarettes.

Ça a été une totale délinquance. Nombreuses fugues. je dormais dans des temples vaudou. Ma grand-mère a été une prêtresse vaudou. A Bel Air, il y avait beaucoup de temples vaudou. La solitude remonte à cette époque là.

Sans titre © Frankétienne

L’imaginaire ? Le peuple haïtien n’a pas de parrain ni de marraine. Le peuple haïtien a toujours été dans la solitude. J’ai vécu ette situation sous Duvalier, j’ai produit sans quitter le pays. La porte de l’imaginaire est la seule porte que l’autre ne puisse fermer. »

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