Les écrivains francophones seraient le dernier avatar d’une certaine idée que la France se fait de sa littérature. Mais aujourd’hui qui peut encore défendre la définition selon laquelle « l’écrivain francophone serait un auteur étranger écrivant en français » ?
Insulaires exotiques et baroques, griots saltimbanques à l’oralité ravageuse, tous écrivains voyageurs aux racines nomades, leur visage est double : français par la langue, étranger par l’origine. Ce double nous trouble. Comme est troublé Papalagi d’entendre qualifier Césaire d’« écrivain francophone » sur un plateau de télé, déniant en cela implicitement son exigence poétique et sa haute culture.
Et ce trouble nous fait classer les écrivains francophones dans des catégories incertaines. Imagine-t-on parler une langue francophone en lieu et place d’une langue française ?
Comment s’y retrouver ? En demandant à chaque auteur de se classer lui-même sur les gondoles ? Pourquoi pas. Ou peut-être de se classer autrement, emboitant le pas à Georges Perec (Penser/classer, Hachette, 1985) ou à Georges Vignaux (Le démon du classement, Le Seuil, 1999). A chacun sa catégorie…
Ecrivains mal classés : Tahar Ben Jelloun. L’auteur de La nuit sacrée (prix Goncourt 1987) se qualifie d’« écrivain français », malgré la disposition de ses livres dans certaines librairies au gré de son origine (marocaine) ou d’une culture présupposée (arabe).
Ecrivains assignés à résidence. Maryline Desbioles s’insurge (Libération, 21 février 2006) : « Lorsque l’écriture assigne à résidence ("féminine " vs "masculine"), il y a vraiment de quoi désespérer. », remarque acceptable pour les écrivains francophones.
Ecrivains périphériques. « L’avenir du français, ce sont les périphériques. » (Claude Hagège, émission de France 3, Cultures et dépendances, 8 mars 2006).
Ecrivains voyageurs : marque déposée et malouine, d’un fameux festival.
Ecrivains effracteurs. « Je suis entré en langue française par effraction » prétend l’écrivain mauricien créolophone Edouard Maunick. (Les effracteurs est le titre d’une pièce de l’auteur dramatique José Pliya).
Ecrivains détrousseurs. « La langue française est notre butin de guerre », a osé l’écrivain algérien Kateb Yacine.
Ecrivains locataires. Sony Labou Tansi, congolais : « Nous sommes les locataires de la langue française. Nous payons régulièrement notre loyer. Mieux même : nous contribuons aux travaux d’aménagement dans la baraque ; nous sommes en partance pour une aventure de “copropriation”. […] La francophonie, c’est le courage qu’auront les Français de savoir que des hommes font l’amour avec leur langue. » [1989], rappelle Greta Rodriguez-Antoniotti, éditrice de L’atelier de Sony Labou Tansi chez Revue noire Bleu Outremer.
Ecrivains propriétaires, synonyme d’écrivains académiques (voir ce mot).
Ecrivains métis. Senghor se définissait comme « métis culturel ».
«Mais on me posera la question : "Pourquoi écrivez-vous en français ?" Parce que nous sommes des métis culturels, parce que, si nous sentons en nègre, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, que notre message s’adresse aussi aux français et aux autres hommes». Ethiopiques, 1956, Le Seuil, postface «Comme les lamantins vont boire à la source» p. 166.
Ecrivains archipéliques. Edouard Glissant: «Nous savons que nous écrivons en présence de toutes les langues du monde» (Introduction à une poétique du Divers, Gallimard, 1996).
Ecrivains académiques : incompatibles avec la catégorie suivante.
Ecrivains ultrapériphériques, pris dans la friction des cultures et dans la tectonique des langues. Ils sont le français à vif. Pour Dieudonné Niangouna, auteur dramatique et comédien, « Ecrire sur les pas de Sony Labou Tansi, c’est franchir le mur de la langue. »
Chez Alain Mabanckou, lauréat de trois prix littéraires en 2005 pour Verre cassé (Le Seuil), la prétendue oralité africaine ne se suffit pas à elle-même : « En Afrique, quand un vieillard meurt c’est une bibliothèque qui brûle. Mais tout dépend de quel vieillard. »
Frankétienne dans Mûr à crever (édité pour la première fois en Haïti puis par Vents d’ailleurs en 2004) : « Chaque jour, j’emploie le dialecte des cyclones fous. Je dis la folie des vents contraires. Chaque soir, j’utilise le patois des pluies furieuses. Je dis la furie des eaux en débordement. Chaque nuit, je parle aux îles Caraïbes le langage des tempêtes hystériques. Je dis l’hystérie de la mer en rut. Dialecte des cyclones. Patois des pluies. Langage des tempêtes. Déroulement de la vie en spirale. »
Les écrivains ultrapériphériques n’écrivent pas seulement de loin, ils écrivent à travers la langue française.
L’incisif Kossi Efoui (La fabrique de cérémonie, Le Seuil) se dit « coupeur de routes, coupeur de récit ».
Quant à l’écrivain camerounais Mongo Béti (1932-2001) qui a en mémoire ses pamphlets ? Ainsi : « À mon avis, c’est se bercer d’une très dangereuse illusion que de prêter aux Français quelque capacité ou inclination à accepter le statut de peuple multiracial ou multiculturel. Tout dans l’histoire, les croyances et les mœurs des Français dément une telle espérance. Machiavélisme des dirigeants, abjection des médias, pusillanimité de la bourgeoisie, égoïsme des maîtres à penser depuis la disparition de Sartre, perversion persistante des mythes esclavagistes, et, naturellement, effets de la crise économique, tout se conjugue au contraire pour faire de l’immigration le problème explosif et en quelque sorte providentiel pour les aventuriers. »
Et Yambo Ouologuem, écrivain malien prix Renaudot en 1968 pour Le Devoir de violence, violente charge contre tous les esclavages, externes ou internes à l’Afrique, ostracisé pour « plagiat » par son éditeur Le Seuil et par des intellectuels comme Senghor, qui le reconnaît aujourd’hui comme écrivain maudit des lettres françaises ?
Périphériques ces écrivains qui font Salon mais sont-ils ultras ?
« Plus de cinquante ans après Chants d’ombres et Hosties noires –les premiers recueils de poèmes de Senghor- l’école africaine aura régressé au point d’envoyer en France, non plus des écrivains dignes de ce nom, mais une fournée d’écrivailleurs sénégalais, à l’instar de ceux dénommés autrefois tirailleurs. » Nimrod, Tombeau de Léopold Sédar Senghor, éditions Le Temps qu’il fait, 2003.
